« Il est vrai que de manière générale les animaux ne sont pas en mesure de participer à leur libération, mais ils se comportent différemment lorsqu’ils sont libérés et ont de meilleures conditions de vie. »
— Speaking Beyond Language: Lin May Saeed Interviewed

ESSAI

JOANNA ZIELIŃSKA 
 

Dans la vie des animaux, les choses arrivent tout simplement, qu’elles soient bonnes ou auvaises [1]

 

 

 

Qui est Elizabeth Costello ?

Renommée dans les milieux littéraires et universitaires, l’écrivaine australienne Elizabeth Costello, âgée de 66 ans, par­court le monde pour donner des confé­rences sur la vie animale et la censure. Que savons-nous d’Elizabeth Costello ? Elle est l’autrice de neuf romans, de deux recueils de poésie, d’un livre sur la vie des oiseaux et de nombreux articles jour­nalistiques. Née à Melbourne où elle vit toujours, bien qu’elle ait passé les années 1951–1963 en Angleterre et en France, elle s’est mariée deux fois et a deux en­fants, un de chaque mariage. Son fils, John Bernard, est professeur associé à l’Apple­ton College aux États-Unis, où il élève ses enfants avec sa femme Norma. Elizabeth a également une soeur, Blanche, qu’elle n’a pas vue depuis longtemps. Blanche, une religieuse mariale, vit en Afrique. Les deux soeurs ont peu de choses en commun et leur relation est plutôt froide. 

Elizabeth Costello est végétarienne. Elle est dégoûtée par l’industrie qui effectue des expériences sur des animaux et les tue. À mesure que le temps passe, des questions existentielles liées au vieillis­sement et à la fugacité la taraudent de plus en plus. Elle se demande qui elle est devenue au fil des ans et s’interroge sur ses priorités dans la vie, sur sa foi, sur le végétarisme, la sexualité, le langage et la nature du mal. Elle a consacré toute sa vie à l’écriture, négligeant souvent non seulement ses propres besoins, mais aussi ceux de ses enfants, se consacrant corps et âme à son travail. Récemment, elle n’a rencontré aucune compréhension de la part de son public, des communau­tés universitaires et littéraires, ni même de sa propre famille. Ses opinions sur le végétarisme et sur les animaux sus­citent une opposition virulente, voire de l’embarras, et pas seulement de la part de John et Norma. Pourquoi ne peut-elle pas être comme toute autre femme d’un certain âge ? Le fait est qu’elle n’a pas la réponse à cette question. Elle parle indéniablement de choses que les gens ne veulent ni entendre ni savoir, et en tant que femme d’un certain âge et de catégorie socio-culturelle supérieure, Costello met le feu aux poudres. Elle ne recule pas devant une honnêteté pénible, tout en ressentant un décalage désagréable entre elle et ses auditeur·rices. Lors de conférences sur les animaux, l’auteur interpelle son public:

« (...), ouvrez votre coeur et écoutez ce qu’il vous dit.» [2]

 

Deux leçons sur les animaux

The Lives of Animals (1999) brouille la frontière entre essai et roman. L’écrivain sud-africain J.M. Coetzee y crée quelque chose qui s’apparente à un dialogue phi­losophique unique, une fiction critique sur les droits des animaux. Au coeur de l’histoire, on trouve le personnage fictif d’Elizabeth Costello — l’alter ego féminin de J. M. Coetzee. Une grande partie du récit est consacrée à deux conférences sur la cruauté envers les animaux, qu’elle donne à l’Appleton College, dans le cadre d’un séminaire littéraire annuel. [3]

 

Il convient de mentionner que John, son fils, n’a joué aucun rôle dans la venue de sa mère sur le campus de l’universi­té où il travaille. En fait, les autorités d’Appleton College ignoraient leur lien de parenté. Dès que John a appris l’in­vitation faite à Costello, il a su que les opinions de sa mère seraient sans doute polarisantes et controversées. Le débat devient particulièrement animé lorsque Thomas O’Hearne, professeur de philo­sophie, entre en scène et qualifie la lutte pour les droits des animaux de « croisade occidentale ». 

Dans ses conférences, Costello aborde les fondements de la morale à travers l’analyse de ce qui pourrait pousser les gens à commettre des actes de violence envers les animaux. L’autrice fait appel à l’éthique de la compassion plutôt qu’à la rationalité dans notre comportement envers les animaux, et s’adresse de ma­nière directe à son auditoire : 

« La sympathie a tout à voir avec le sujet et peu avec l’objet, “l’autre”, comme nous le voyons d’emblée lorsque nous considérons l’objet non pas comme une chauve-souris (Puis-je partager le fait d’être une chauve-souris ?), mais comme un autre être humain. Il y a des gens qui ont la capacité de s’imaginer comme quelqu’un d’autre, il y a des gens qui n’ont pas cette capacité (…) et il y a des gens qui ont cette capacité, mais qui choisissent de ne pas l’exercer. » [4]

Au début de sa première conférence, intitulée Les philosophes et les animaux, Costello déploie aussitôt l’artillerie lourde en établissant une analogie entre l’Holocauste et l’exploitation des animaux par l’homme, qualifiant la pratique de l’abattage d’animaux de « crime dispropor­tionné ». Elle rejette aussi la raison comme principale caractéristique distinctive des humains et remet en question l’hypothèse selon laquelle les animaux sont dépour­vus de raison. Puisque la science ne peut pas prouver que les animaux pensent de manière abstraite, elle ne peut pas non plus prouver qu’ils ne le font pas. Costello suggère que les gens peuvent comprendre la nature des animaux par le biais d’une imagination sympathique. 

 

Des oeuvres d’espoir

Bonjour à tous, comment vivez-vous ?
LAPINNous vivons en petits groupes, sans partenariat fixe. Nous construisons des systèmes de tunnels ramifiés, dans lesquels nos petits naissent, nus et aveugles. Nous continuons à nous reproduire en captivité.
LIÈVREJe vis en solitaire. Je dors dans un terrier peu profond. Ma progéniture naît couverte de fourrure et les yeux ouverts. Je n’ai jamais été domestiqué.
HUMAINSNous ne savons pas vraiment. Jusqu’à ce que nous sachions, nous faisons la guerre.[5]

C’est l’une des nombreuses fables à la fois drôles et tristes qu’a écrites Lin May Saeed. À l’instar d’Elizabeth Costello, Lin May Saeed considérait les animaux comme un sujet de la plus haute impor­tance dans son oeuvre, mais du point de vue d’une plasticienne, non pas d’une écrivaine. Comme Costello, elle ne man­geait pas d’animaux et les traitait avec compassion et bienveillance. Elle pen­sait qu’à l’avenir, les gens finiraient par cesser de faire du mal aux animaux. 

Lin May Saeed est née à Würzburg et a étudié l’art à Düsseldorf avant de s’ins­taller à Berlin, où elle avait son atelier. Son père, décédé prématurément, était d’origine irakienne. Dès l’enfance, elle s’est efforcée de se situer par rapport à son héritage culturel. Plusieurs années après la mort de son père, elle a essayé d’apprendre l’arabe. Sur certains de ses reliefs apparaissent des lettres qui res­semblent à l’alphabet arabe. 

Elle s’intéressait en particulier aux périodes de l’histoire où les hommes et les animaux ont vécu en harmonie. Aussi était-elle fascinée par la période néo­lithique, par l’épopée de Gilgamesh et par le jardin d’Éden.

Tout aurait commencé lorsqu’elle a sculp­té deux lapins dans son atelier. sculp­té deux lapins dans son atelier. Au début de son travail sur le thème des animaux et des humains, elle a également écrit des fables, comme celle citée ci-dessus. Elle a réalisé des dessins au crayon et à l’encre de manière similaire, comme s’il s’agissait d’esquisses illustrant ces fables courtes et pleines d’esprit. Elle a déclaré : 

« J’aime l’idée que des histoires et des fables puissent être utilisées pour imaginer une sorte de voyage dans le temps avec une attention particulière pour la relation entre l’humain et l’animal. Et je crois qu’un regard porté sur le passé peut nous aider à réfléchir à notre avenir commun. » [6]

Bien qu’on puisse ne pas avoir eu cette impression à la première rencontre, Lin May Saeed avait le sens de l’humour. D’autre part, elle prenait la question de la libération des animaux très au sérieux et s’impliquait en tant qu’activiste dans plusieurs mouvements de protestation. Toutefois l’occupation d’espaces publics et les manifestations la mettaient mal à l’aise, elle préférait passer du temps dans son atelier. Elle a déclaré un jour : 

« Je ne montre pas la souffrance, l’exploitation et la mise à mort des animaux. Je n’ai pas d’expression pour cela. Je ne peux pas travailler à cela. Je ne peux pas les montrer, mais je peux montrer l’acte de libération. Et je peux montrer l’utopie.» [7]

Le monde de Lin May Saeed semblait avoir deux dimensions : le passé et l’avenir. Il s’agissait en effet d’une sorte d’utopie captivante dans laquelle les humains et les animaux vivaient en­semble en harmonie et en concordance. Son imaginaire était surtout habité par des idées de solidarité entre les diffé­rentes espèces et de révolution animale. Parfois, Lin May Saeed appelait ses créations « des oeuvres d’espoir.» [8]

« Mon rêve éveillé favori me vient à l’esprit et implique une solution au problème du changement climatique. Des animaux et des extra-terrestres donnent un cours magistral aux homo sapiens, intitulé “Comment ne pas tout gâcher”. » [9]

Elle aimait travailler le polystyrène et utilisait souvent des déchets recyclés de matériaux de construction. Cela lui donnait une grande liberté. Certains peuvent considérer que ces matériaux ne sont pas très « naturels », mais dans son atelier, ils prenaient des formes tout à fait uniques. L’artiste les évo­quait cependant comme étant problé­matiques, comme un symbole de l’ère Anthropocène et comme quelque chose qui, d’un point de vue environnemental, n’aurait pas dû exister. Son travail pour des productions théâtrales – costumes et scénographie – a influencé son choix de matériaux. À la fin de ses études se­condaires, elle a d’abord pensé étudier la scénographie. Pendant un certain temps, elle a travaillé pour des productions de théâtre et d’opéra à Wiesbaden, où elle a grandi. Puis elle est entrée à l’Académie des Arts de Düsseldorf pour étudier la commencé à s’intéresser à la cause des droits des animaux. Malgré sa grande passion pour le théâtre et l’opéra, elle a pris conscience que les arts du spectacle vivant se concentraient exclusivement sur les humains : il n’y a pas d’animaux au théâtre. Toutefois, si l’on y réfléchit bien, les oeuvres de Lin May Saeed ont quelque chose de théâtral et comportent de multiples éléments narratifs tout à fait passionnants. Au cours de sa pre­mière année, elle a découvert la sculp­ture, par hasard, et s’est rendu compte qu’il s’agissait d’un domaine histori­quement dominé par les hommes, et pas seulement du point de vue idéologique. Sur le plan pratique, il s’agit aussi d’une question de force physique. La sculpture peut être un sport de combat. Il ne suffit pas de toucher une fois quelque chose, mais de travailler le matériau de ses mains pendant des semaines. Il faut déplacer les oeuvres, les transporter, les tourner. Le polystyrène lui a permis de travailler de manière indépendante en tant que sculptrice, sans l’aide d’assis­tants et d’outils perfectionnés. [10]

C’est ainsi que l’art de Lin May Saeed a vu le jour. Il a émergé d’un engagement profond pour les questions de libération des animaux, d’un processus extrême­ment cohérent d’étude des matériaux et des thèmes de la sculpture, d’une quête d’un langage qui permette une expression bien à elle. Une maladie en phase termi­nale a interrompu ce processus. Lin May Saeed est morte prématurément en 2023, à l’âge de 50 ans.
 

L’arrivée des animaux 

Les conférences d’Elizabeth Costello et les sculptures de Lin May Saeed sont principalement liées par le besoin de sympathie et de tendresse envers les animaux. Les deux positions sont intransigeantes. La controversée Costello fait appel à « l’imagination sympathique » et à « l’invention poé­tique », tandis que l’artiste Lin May Saeed parle « d’oeuvres d’espoir » qui dépeignent de nouveaux espaces futu­ristes de coexistence où les humains et les animaux vivent en harmonie. Toutes deux sont aux prises avec de nombreux dilemmes et avec différentes manières de définir l’altérité. 

L’exposition La vie des animaux prend pour point de départ la complexité de la coexistence entre les humains et les animaux. Les concepts qu’ont exposés Lin May Saeed et Elizabeth Costello répondent à la nécessité d’envisager le monde des humains et des animaux sous un angle nouveau. Aujourd’hui, à l’ère de la crise climatique, des avancées technolo­giques et des processus industriels, il est plus que jamais nécessaire de repenser la question des animaux et de réévaluer nos conclusions à propos de qui nous sommes, de qui ils sont, et de la façon dont nous sommes tous reliés et interdépendants. 

Dans son excellent ouvrage intitulé Thinking Animals. Why Animal Studies Now?, Kari Weil écrit : 

« Pourquoi des études animales maintenant ? Il est devenu évident que l’idée de “l’animal” — un être instinctif qui n’a selon toute vraisemblance pas accès au langage, au texte ou à la pensée abstraite — a fonctionné comme un fondement non examiné sur lequel l’idée de l’humain et, par conséquent, les sciences humaines se sont construites. (…) Notre compréhension améliorée de la vie et de la culture des animaux a évolué, nous devons donc modifier notre vision de la nature humaine et des sciences humaines.» [11]

La présente exposition propose d’aban­donner  une vision conformiste et confor­table des animaux et d’entrer dans un monde de dilemmes et d’empathie critique. Je suggère que nous suivions l’éthique évoquée par Lin May Saeed lorsqu’elle a déclaré : 

« Il est vrai que de manière générale les animaux ne sont pas en mesure de participer à leur libération, mais ils se comportent différemment lorsqu’ils sont libérés et ont de meilleures conditions de vie. » [12]

 


[1] J.M. Coetzee, The Lives of Animals (Princeton: Princeton University Press, 2016), 44.
[2]  Coetzee, The Lives of Animals, 37. 
[3] The Lives of Animals se compose de deux chapitres, The Philosophers and the Animals et The Poets and the Animals, deux conférences que Coetzee a données à Princeton les 15 et 16 octobre 1997, dans le cadre des Tanner Lectures on Human Values. Elles consistaient en deux histoires (comme les deux chapitres du livre) mettant en scène un personnage récurrent dans les écrits de Coetzee, la romancière australienne Elizabeth Costello, qui pourrait être l’alter ego féminin de Coetzee. Costello est invitée à donner une conférence au collège fictif d’Appleton, dans le Massachusetts, au moment même où Coetzee était invité à Princeton et a décidé de ne pas parler de littérature, mais de droits des animaux. 
[4] Coetzee, The Lives of Animals, 34–35
[5] “Hello to you all, how do you live?,” Lin May Saeed (website), consulted on May 25, 2024, www.linmaysaeed.com.
[6] “Lin May Saeed on Art and Activism,” The New Institute, consulted on May 25, 2024, www.thenew.institute/en/media/the-freedom-of-bees.
[7] “Thousand Other Worlds Exist. A conversation between Fahim Amir, Melanie Bujok, Lorenzo Giustri and Jochen Lempert,” Mousse Magazine, issue 84, Spring 2024, 87.
[8] “Lin May Saeed on Art and Activism.”
[9] “Speaking Beyond Language: Lin May Saeed Interviewed,” by Osman Can Yerebakan, Bomb Magazine, February 11, 2021, www.bombmagazine.org/ articles/2021/02/11/speaking-beyond-language-lin-may-saeed-interviewed/.
[10]  “Lin May Saeed on Art and Activism.”
[11] Kari Weil, Thinking Animals. Why Animal Studies Now?, (New York: Columbia University Press, 2012), 23.
[12] “Speaking Beyond Language: Lin May Saeed Interviewed.